“Le monde est à l'envers,” a dit Hamlet en une circonstance mémorable, et il se plaignait du mauvais destin qui l'avait choisi comme outil de sa régénération. Hamlet, d'après le jugement porté sur lui aujourd'hui, n'avait pas été spécialement choisi pour faire sortir l'ordre du chaos, pas même d'Elseneur à la Pologne. Certes, l'une des plus grandes fautes que le monde ait commises, a été de se confier en des hommes. Shakespeare, un géant en compagnie de géants, entouré par des colosses tels que Bacon et Burleigh, Drake et Hawkins, Spencer et Raleigh, pourrait être presque excusable pour son erreur, si justement à son époque le monde n'avait pas été remué jusque dans ses fondements par trois prédicateurs inconnus qui n'avaient pour toute arme qu'une idée.
Luther, un moine augustin, dans une ville provinciale d'Allemagne; Calvin, un étudiant en droit à Orléans; Knox, un notaire écossais; ces trois hommes, pauvres, inconnus, méprisés, provoquèrent l'étincelle et transformèrent en brasier la grande conflagration religieuse de la Renaissance. Ils agirent ainsi parce que, oublieux de leur propre personne et ne la comptant pour rien, ils surent répondre aux menaces déguisées de leurs ennemis, contenues dans cette question pleine d'insolence, “Où seront-ils en face de la puissance et du nombre de leurs adversaires?” par ces paroles de Luther lui-même: “Où? Alors comme aujourd'hui dans les mains du Dieu Tout-Puissant.” Telle fut la force que les rois et les papes ne purent leur arracher — une compréhension toute simple de ce que Jésus entendait quand il dit: “Le Fils ne peut rien faire de lui-même, il ne fait que ce qu'il voit faire au Père; car tout ce que le Père fait, le Fils aussi le fait pareillement.”
Voilà ce qui dicta au grand philosophe de Tarse ces lignes adressées à l'église de Corinthe: “Il n'y a ni beaucoup de sages selon la chair, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de nobles.” Les sages selon l'intellect, les puissants selon la chair, les nobles selon les conventions sociales, tels furent et par milliers les adversaires de Luther, comme de St. Paul. Par contre ces derniers avaient pour eux — comme tout homme qui lutte pour le Principe — cette force physiquement impalpable, décrite quelques siècles plus tard par un autre philosophe comme “Le pas nous-mêmes qui assure la justice.” Or, c'est elle, c'est cette force qui provoque la guerre, non pas toute guerre, certes, mais quelques-unes des plus terribles. Jésus-Christ le déclara expressément quand il s'écria: “Je [le Christ, la Vérité] suis venu apporter non la paix, mais l'épée.” Le ministère de Jésus, sous tous ses aspects, fut une guerre perpétuelle, une guerre avec les grands prêtres et les pharisiens; une guerre avec les moqueurs dans la chambre mortuaire et les trafiquants dans les parvis du temple; une guerre enfin avec le magistrat romain, à la cour de justice. Dans ce grand conflit les choses furent nommées par leur nom, et une fois tout au moins, le Maître eut recours à la force physique. Les pharisiens, il les appela sépulchres blanchis, génération de vipères; il compara Hérode à un renard, et chassa du temple les changeurs et les marchands de pigeons. Toutefois, il agissait ainsi sans se faire tort, bénissant ceux-là mêmes qu'il censurait, parce qu'il voyait d'une façon parfaitement lucide l'irréalité du mal dans le fait de l'infinité du bien.
Ce fait de l'irréalité du mal ne saurait, cela va sans dire, encourager le pécheur à persévérer dans sa voie, mais il lui est de la plus grande utilité en ce sens qu'il l'affranchit de la servitude du péché. Mrs. Eddy s'exprime à ce sujet d'une façon très claire, à la page 339 de Science et Santé: “Le pécheur ne peut pas se sentir encouragé par le fait que la Science démontre l'irréalité du mal, car le pécheur ferait une réalité du péché,— rendrait réel ce qui est irréel, et amasserait ainsi 'la colère pour le jour de la colère.' Il fait partie d'une conspiration dirigée contre lui-même,— contre son propre réveil à la terrible irréalité par laquelle il a été trompé. Seuls, ceux qui se repentent du péché et qui abandonnent l'irréel, peuvent comprendre pleinement l'irréalité du mal.” Voilà ce qu'il faut savoir à la perfection quand on affronte un monde angoissé par les guerres et les rumeurs de guerres.
Au fait, la matérialité d'un homme est l'index de ses craintes. La crainte est inhérente à la croyance à la matière, et c'est pourquoi la soi-disant chaîne de la vie physique, commençant à la naissance et finissant à la mort, n'est que la crainte objectivée. Il n'y a ni mariage ni don en mariage dans la résurrection, parce que tous sont comme les anges de Dieu dans les cieux, c'est-à-dire sans crainte. Dans la liste des maux épouvantables qui, selon les assurances qu'en donnait Jésus sur la montagne des Oliviers, devaient annoncer la dissolution du monde physique, la matière et la crainte prédominent. Il est certain qu'un homme qui ne croit pas à la matière n'a rien à craindre. Or, l'antithèse de la crainte, c'est l'amour, et Jésus ne disait-il pas: “Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis.” Ici, le mot traduit par vie signifie plus exactement âme, Ψυχή, et l'âme, selon la psychologie de cette époque, était la quintessence de la matérialité d'un homme. C'est pourquoi l'homme qui a sacrifié son âme pour ses amis, a sacrifié sa matérialité, sa sensualité, son animalité. Il va de soi qu'un homme qui a déposé sa matérialité doit avoir déposé son sentiment de crainte et, par conséquent, il est facile de voir ce que l'apôtre Jean entendait quand il écrivit: “L'amour parfait bannit la crainte,”— une réalisation parfaitement scientifique de la plénitude de l'Esprit détruit la croyance humaine en la réalité de la matière. “Quelle est la différence cardinale de mon système?” demande Mrs. Eddy dans “Unity of Good” (p. 9—10) et elle répond: “Elle se trouve ici: en sachant l'irréalité de la maladie, du péché et de la mort, vous démontrez la plénitude de Dieu. Cette différence sépare totalement mon système de tous les autres. Je nie la réalité de ces soi-disant existences parce qu'on ne saurait les trouver en Dieu, et que ce système part de l'idée fondamentale qu'Il est la seule cause. Il serait difficile de nommer des maîtres qui, exception faite de Jésus et de ses apôtres, ont ainsi enseigné.”
